Shikin Haramitsu Daikōmyō

Image du Dojo d'Ayase avec le texte Shikin Haramitsu Daikomyo

Shikin Haramitsu Daikōmyō

Shikin Haramitsu Daikōmyō “詞韻波羅密大光明”, telle est la phrase que nous répétons, au début et à la fin de chaque cours, pendant le salut.
Je suis souvent étonné que peu ou prou de personnes, que ce soit parmi les élèves ou même encore les professeurs, ne connaissent ou ne s’intéressent à la signification de cette phrase et s’arrêtent à ce qu’on peut leur donner.
Calligraphie de Shikin Haramitsu Daikōmyō

La signification que j’utilise le plus souvent est “Dans chaque chose que nous faisons, il y a un enseignement à tirer”. Ce n’est pas la traduction littérale, non plus que sa signification profonde. D’abord parce que “Traduire c’est trahir” selon cette paronomase d’origine italienne, même en traduisant bien, on est obligé de faire des choix quand il n’y pas d’équivalent parfait (ce qui est souvent le cas). Ensuite parce que mon niveau dans la langue nippone est loin d’être parfait (j’y travaille, cela prend du temps 😉 ). Enfin, parce qu’Hatsumi Sensei n’a de cesse de nous répéter que l’essence des arts martiaux (du Bujinkan à tout du moins) ne s’exprime qu’en Japonais. Je ne pense pas qu’il s’agisse de chauvinisme de la part d’Hatsumi Sensei (cela reste possible 😉 ), plus simplement le fait qu’à un kanji corresponde une ou plusieurs prononciations, et qu’à une prononciation donnée il corresponde très souvent à plusieurs kanji (qui fait que les japonisants se cassent la tête pour les apprendre :/ ) cela laisse la porte ouverte à énormément de jeux de mots/concepts (intraduisibles en tant que tels) qui demandent une grande connaissance de la langue, et de la culture japonaise. C’est d’ailleurs une porte ouverte qu’Hatsumi Sensei franchit très fréquemment, au grand dam de ses traducteurs même les plus chevronnés.

Cela étant posé, il apparaît qu’il est plus simple pour la majorité des personnes (moi y compris 😉 ) d’en faire une traduction qui va essayer de saisir l’essentiel de l’idée générale, à charge pour chacun d’aller creuser si l’idée, la curiosité, ou le cœur lui en dit. C’est encore plus vrai en japonais, où les kanji véhiculent des concepts, des idées, plus que des mots.
La première chose qui saute aux yeux en lisant cette locution est qu’elle est composée uniquement de Kanji. Or en japonais, ce sont les hiragana (un des 3 syllabaires de la langue japonaise), formalisés vers le VIIIème siècle qui sont utilisés pour former les désinences des verbes et les enclitiques qui permettent de donner la fonction grammaticale des “mots” dans la phrase. De ce fait, soit cette phrase n’est pas d’origine japonaise, soit elle est plus ancienne que la création des hiragana. Je pense que dans ce cas précis, c’est un peu des deux 😉
Regardons un peu les différents Kanji qui composent notre phrase :
詞 (シ, Shi) signifie : partie de discours, mots, poésie.
韻 (イン, In) signifie : rime, élégéance, son (phonème).
波 (なみ, Nami – ハ, Ha) signifie : onde, vague, flot, ondulation.
羅 (うすもの, Usumono – ラ, Ra) signifie : gaze, soie fine, arranger, étaler.
密 (ひそ.か, Hisoka – ミツ, Mitsu) signifie : épaisseur, densité, secret, minutieux, consciencieux
大 (おお.きい Ōkii – ダイ、タイ, Dai ou Tai) signifie : grand, large, fort (volume)
光 (ひかり, Hikari – コウ, Kō) signifie : rayon, lumière
明 (あ.かり, Akari -メイ, ミョウ, Mei ou Myō) signifie : brillance, clarté, clair, lumière, illumination
On pourrait alors assembler les significations des Kanji bout à bout : “Une poésie élégante ondule la soie secrète du grand rayon de lumière” donnant ainsi une phrase incompréhensible et ne signifiant pas grand chose. Comme dirait quelqu’un que je connais, “en japonais, ça ne marche pas comme ça…” : les Kanji sont assemblés par groupes formant des “mots” (dont la fonction est normalement donnée par des hiragana quand eux même ne forment pas des mots, bref, c’est simple 😉 ). Regardons alors ce que cela nous donne.

 詞韻 : Shi (k) In

Cela commence bien : rien ne correspond à ce groupe de kanji (en tous les cas que je puisse trouver, je n’ai pas de dictionnaire de Kanbun -et n’en ait pas le niveau-…)!! J’en suis réduit à les accoler dans leur signification par rapport au groupe suivant. Cela me donne “Le son de la poésie /mots”. Il semble que le ‘k’ entre le Shi et le In ne soit rajouté que pour des raisons de facilité de prononciation (je n’ai pas à ce jour d’autre explication).
 

波羅密 : Ha Ra Mitsu

Là encore cela ne donne rien en japonais stricto sensu. Par contre c’est la prononciation du mot sanskrit Pāramitā (पारमिता) qui signifie perfection, “aller au-delà”, “atteindre l’autre rive”. C’est une métaphore bouddhique pour se pousser à aller au-delà des limites normales de la pensée et de la perception pour atteindre une compréhension plus haute ou plus grande. Dans le bouddhisme, la pratique d’une vertu, menée vers sa perfection, permet d’accéder à l’éveil, c’est-à-dire au nirvāṇa, ou à l’état de bodhisattva puis de bouddha. Par un heureux “hasard”, on peut traduire, en étant un peu large, les kanji accolés par “les secrets pour s’arranger (aller) sur les flots, les ondes”. Ce n’est qu’une coïncidence, peut être choisie. Les kanji essayent par contre de reproduire avec la prononciation japonaise au travers des caractères chinois (d’où l’utilisation exclusive des lectures On Yomi) le mot Pāramitā.
Il y a 6 vertus bouddhistes originelles composant le Pāramitā :

施し(ほどこし, Hodōkoshi) la Générosité

Donner de soi : ce qui est facile avec les êtres aimés, moins avec les autres, ce qui est plus méritoire. Il y a trois types de dons :

  • le don de protection : protéger les être sensibles de la peur et de ce qui les menace
  • le don d’objets matériels : il s’agit avant tout d’un état d’esprit, si nous avions les moyens, nous saurions donner à ceux qui en ont besoin
  • le don du Dharma d’enseignements, d’explications sur la pratique. Se dire que l’on va apprendre pour enseigner un jour est une pensée généreuse

持戒 (じかい Ji Kai) l’Éthique :

La moralité est l’application d’une éthique qui vise en premier lieu à ne pas nuire aux autres. A partir de cette base, on pourra aménager notre vie pour pouvoir, en plus, rendre service.

忍辱 (にんにく, Nin Niku) La Patience :

Avoir un esprit non perturbé par les émotions, comme ne pas répondre à ce qui nous dérange, à l’insulte ou à l’agression. Accepter les obstacles ou les souffrances. Non dans une optique masochiste de rechercher la souffrance pour la souffrance, mais pour nous permettre de ne pas ressentir d’irritation face à une souffrance ou à un obstacle.

精進 (しょうじん, Shō Jin) l’Énergie / L’Effort enthousiaste :

Avoir l’état d’esprit qui prend plaisir à s’engager dans les pratiques vertueuses, qui maintient la “motivation joyeuse” pour la pratique. Cela s’oppose aux 3 types de paresse :

  • remettre à plus tard, en repoussant la décision et l’action, en se trouvant toutes les bonnes raisons pour le faire. On pourrait appeler sans doute cela de la procrastination.
  • s’occuper à autre chose. On se dit que d’autres actions sont plus urgente et que leur poursuite nous empêche de nous mettre à la pratique maintenant.
  • se décourager devant les difficultés ou croire de ne pas avoir les capacités nécessaires. En recherchant les bonnes raisons de ne rien faire, l’ego trouve celle de la soi-disant incapacité. Facile ! je ne peux pas faire, je ne fais pas.

禪定 (ぜんじょう, Zen Shō) La Concentration Méditative :

Il s’agit de maintenir son esprit concentré sur un objet, un but, pour un temps sans limite. il ne s’agit pas de se torturer l’esprit du matin au soir en fronçant les sourcils tant on veut être concentré. il faut dissocier concentration et tension. On peut être concentré sans qu’existe de tension. On peut même dire que la tension est génératrice de perte de concentration. Être concentré signifie plutôt placer son esprit sur un objet ou un but, et l’y maintenir sans se laisser distraire par des phénomènes extérieurs. Si une pensée survient, je ne la retiens pas et ne quitte pas mon objet de concentration. La concentration génère une flexibilité à la fois mentale et physique. Cette flexibilité mentale permet à l’esprit d’être touché par une pensée perturbatrice sans “casser”. Et si l’esprit est bien concentré, alors tout le schéma corporel est libre de tension et acquiert aussi une certaine souplesse.

般若 (はんにゃ, Hannya) La Sagesse :

elle permet la discrimination juste, on peut aussi distinguer plusieurs types de sagesse :

  • La sagesse ultime. elle réalise le non-soi des personnes et des phénomènes, la vacuité. Elle est développée sur la bas de méditations. C’est l’antidote direct à l’ignorance fondamentale, la clef de la libération.
  • La sagesse conventionnelle. C’est la sagesse de la médecine, des arts et des sciences. C’est une compréhension juste dans différents domaines du savoir. Cela va au-delà d’une simple compréhension théorique, elle permet une appréhension exhaustive et globale de ce qu’il faut savoir sur l’art concerné. Cette sagesse est donc importante pour ne pas se tromper, tant dans l’application d’une méthode que dans les réponses à donner aux questions diverses ou face, dans le cas de la sagesse de la médecine, à un désordre psychique ou somatique.
  • la Sagesse bénéfique aux autres: elle se traduit par la connaissance des différentes dispositions, des motivations des êtres, etc. Il s’agit d’une aptitude particulière à comprendre les autres.
 

大光明 : Daikōmyō

La Grande Lumière Brillante, la Grande lumière qui émane d’un Bouddha ou d’un Boddhisattva, symbolisant leur sagesse ou leur compassion.
Une fois ces éléments de la locution compris, on peut se lancer dans la traduction. Il va falloir faire des choix et c’est là où commence la “trahison”. Faut-il garder le sens des mots ou la signification générale?

Shikin Haramitsu Daikōmyō : une lecture à double sens

Si on garde le sens des mots, Shikin Haramitsu Daikōmyō peut se traduire par : “Le son de la poésie pour aller au-delà dans la Grande Lumière Brillante”
Ce qui est éminemment abscons si on n’a pas lu ce qui précède…
Shikin : le son de la poésie, c’est notre pratique, ce que nous faisons au gré des flots de la vie ;
Haramitsu : pratiquer les vertus bouddhiques dans notre pratique martiale, ce qui permet de nous faire évoluer ;
Daikōmyō : la grande illumination du Bouddha.
En privilégiant la signification, Shikin Haramitsu Daikōmyō peut se traduire par : “Dans notre pratique/ ce que nous faisons, nous guide (par les vertus), vers l’illumination”.
Pour parler au plus grand nombre, un être “illuminé” est quelqu’un de “sage”, et la sagesse s’acquière de l’expérience, et des enseignements qu’on en tire. Alors, à ce titre, une traduction de Shikin Haramitsu Daikōmyō peut être : “Dans chaque chose que nous faisons, il y a un enseignement à tirer.”
Cette traduction n’est pas fausse, elle n’est pas plénière, mais à l’avantage d’être comprise par tout un chacun, qui a donc la liberté d’approfondir sa connaissance sur le sujet 😉
Après, si on en croit Rumiko Hayes sur le sujet ( à une époque où elle et son mari Stephen étaient actifs dans le Bujinkan), ce type de phrase peut se lire de manière multi-directionnelle (toujours à cause de l’absence d’enclitique définissant la fonction des membres de la phrase), ce qui est difficile à imaginer dans une langue occidentale : Shikin à une extrémité, Daikōmyō à l’autre, les deux convergeant vers le centre Haramitsu. Cela nous donne : ” Tout ce que nous entendons (Shikin), tout ce que nous voyons (Daikōmyō), peut nous amener vers la perfection de la sagesse (Haramitsu)”.
On se rend aisément compte que la traduction du japonais, et spécialement dans les arts martiaux du Bujinkan, est un exercice qui nécessite d’une part de comprendre la linguistique, mais également de comprendre le contexte et la culture au sein de laquelle cette langue évolue. En avril 2015 alors que je lisais une page des Densho de Nagato Sensei avec sa permission (sur la technique que nous travaillions en cours), il me disait “C’est un japonais spécial, seuls les artistes martiaux peuvent comprendre !”. Ce à quoi j’ai répondu qu’il fallait déjà savoir parler japonais. Et Nagato Sensei d’acquiescer 😉
Voici un bout de mes réflexions sur cette phrase si souvent répétée. Si vous trouvez qu’il est compliqué de traduire, alors je vous dis “bienvenue dans mon monde” 😉
Et là je fais fi des jeux de mots que Sensei pourrait faire…

2 réponses à “Shikin Haramitsu Daikōmyō”

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